- DÉRIVE DES CONTINENTS
- DÉRIVE DES CONTINENTSLa tectonique des plaques est formulée de façon synthétique dans deux articles publiés en 1968, l’un signé par l’Américain W. Jason Morgan, l’autre par le Français Xavier Le Pichon. Ces deux chercheurs s’étaient «appuyés sur les épaules de géants», parmi lesquels John Tuzo Wilson, qui avait proposé la notion de faille transformante. Ce dernier écrivit en 1969 cet article, qui est repris quasi intégralement.La dérive des continents est la théorie selon laquelle les blocs continentaux se déplacent lentement à la surface de la Terre par rapport aux pôles et les uns par rapport aux autres, en se morcelant et en se reconstituant éventuellement selon un arrangement différent. Certains partisans de la théorie considèrent que ce processus a débuté il y a seulement 200 millions d’années; d’autres qu’il existe depuis beaucoup plus longtemps, de façon plus ou moins continuelle, et qu’ainsi tout continent actuel serait une véritable mosaïque; mais les uns et les autres s’accordent pour évaluer la vitesse des déplacements à quelques centimètres par an, c’est-à-dire un ordre de grandeur voisin de ce que l’on enregistre le long des failles vivantes de Californie ou de Nouvelle-Zélande.La théorie a connu de nombreuses variantes: Wegener admettait que les continents se déplaçaient comme des navires sur un fond océanique assez plastique. Aujourd’hui, la plupart des auteurs considèrent les continents comme ancrés à la surface du globe, tels des radeaux pris dans la glace, leurs déplacements étant alors dus à l’expansion du fond des océans, à partir de dorsales médio-océaniques, et à sa réabsorption en d’autres lieux du globe, principalement sous les fosses océaniques et les montagnes jeunes. Les continents seraient donc déplacés passivement, enfoncés plus ou moins dans des panneaux mobiles du «manteau» supérieur (X. Le Pichon, 1968). Cette thèse est étayée par la preuve qu’ont acquis les spécialistes de l’existence, à l’intérieur du globe, d’une couche déformable, l’asthénosphère, située entre 50 et 400 kilomètres de profondeur. Cette zone serait incandescente, légèrement visqueuse et, d’après certains, en contact direct avec les panneaux, qui glissent ainsi à sa surface.La dérive continentale n’a pas été admise sans quelques difficultés, l’idée de bassins océaniques stables et de continents immobiles étant, au contraire, bien installée dans les esprits et semblant aller de soi, d’autant que se pose, dès que l’on veut tenir compte d’une dérive, l’important problème des différences fondamentales existant de ce fait entre les cartes paléogéographiques et les cartes actuelles. Tant que l’on suppose les continents immobiles, ces cartes possèdent des bases semblables, et il est possible de discuter de toute la géologie historique à partir de la géographie actuelle. Dès que l’on fait intervenir un phénomène de dérive quelconque, cela devient impossible: on peut envisager une infinité d’anciennes répartitions des terres et des mers. Aussi divers spécialistes ont-ils pu, en invoquant la seule dérive des continents, donner des versions différentes et tracer des cartes entièrement dissemblables de périodes passées, ce qui complique encore les discussions.1. Des débuts de la théorie aux critiques de la thèse de WegenerDans l’évolution de la théorie «mobiliste», il faut distinguer trois étapes, séparées par les dates de 1912 et 1956.L’idée de la dérive continentale semble avoir été formulée dès 1620 par Francis Bacon et, dans les siècles suivants, de nombreux savants émettent des hypothèses dans ce sens, certaines fantaisistes, d’autres plus vraisemblables, parmi lesquelles celles de Antonio Snider-Pellegrini (1859), de Frank Bursley Taylor (1910), de Howard Bigelow Baker (1911). Tous ces travaux précurseurs, que leurs auteurs n’avaient pas vraiment exploités et qui étaient passés inaperçus en leur temps, ont été scrupuleusement inventoriés par Alexander L. Du Toit (1937).Le travail d’Alfred Wegener fait date. Non qu’il soit à l’origine de la théorie de la dérive, mais ce météorologiste allemand a déployé beaucoup d’efforts pour l’étudier et la démontrer. Entre ses premières affirmations, en 1912, et sa mort, en 1930, Wegener a publié des articles et des ouvrages en six langues, qui contenaient de nombreux arguments en faveur de la dérive (fig. 1). Ceux-ci constituent les premières considérations sérieuses sur le sujet et le point de départ d’une longue controverse. Malheureusement, la plupart des propositions de Wegener contenaient d’importantes erreurs, et l’on ne pouvait tirer de ses autres arguments des conclusions véritables. Il rallia pourtant des géologues à ses idées (Émile Argand, R. Staub et quelques autres, pour la plupart originaires de l’hémisphère Sud), mais le plus souvent ses vues furent rejetées catégoriquement, surtout par les géophysiciens, en tête desquels Harold Jeffreys, qui en démontrèrent les erreurs.L’argument essentiel de Wegener était que les deux bords de l’océan Atlantique pouvaient s’ajuster et que la géologie se suivait d’une côte sur l’autre, comme un texte sur un journal déchiré en deux morceaux. Aussi étrange que cela paraisse, cette évidence fut généralement repoussée comme étant l’effet d’un hasard jusqu’à ce que Edward Crisp Bullard, en 1965, et les découvertes faites lors de forages pétroliers sur les côtes brésilienne et gabonaise renforcent cette hypothèse.Un autre argument concerne les corrélations qu’on a pu établir entre les aires de répartition des provinces faunistiques et floristiques, et qui sont de deux sortes. D’abord, certaines aires de répartition identiques d’animaux et de végétaux fossiles ou actuels sont coupées par des océans, par exemple l’aire de la flore à Glossopteris du Paléozoïque supérieur des continents austraux, ou celle des séquoias et métaséquoias de Californie et de Chine. Ensuite, certaines provinces contemporaines, mais différentes, sont juxtaposées de part et d’autre d’accidents tectoniques majeurs ou de zones métamorphisées, sans être mêlées pour autant. C’est le cas des deux faunes cambriennes trouvées respectivement à l’est et à l’ouest de Terre-Neuve (fig. 2). Une dérive peut rendre compte de telles anomalies, difficilement explicables autrement. De nombreux biologistes (Brundin, Melville, etc.), donc des non-géologues, ont été parmi les plus ardents défenseurs de cette explication.Wegener arguait aussi que certains schémas paléoclimatiques restaient irréalisables sans l’intervention d’une dérive. Il citait entre autres la formation simultanée de gisements houillers dans les régions polaires et de calottes glaciaires sous les tropiques.Des relevés successifs de courbes cotidales et topographiques ont montré, d’autre part, que des parties de la Scandinavie se relèvent par rapport au niveau marin, à raison de 1 centimètre par an, du fait de la fonte de la dernière calotte glaciaire qui pesait jadis sur cette région, ce qui implique l’existence d’une asthénosphère légèrement visqueuse. Wegener faisait remarquer qu’il devait y avoir, pour compenser cette remontée, un afflux de matière provoquant des courants horizontaux susceptibles d’intervenir dans le mécanisme d’une dérive.À l’heure actuelle, ces arguments sont admis par beaucoup, mais, à l’époque où ils furent avancés, on les considéra le plus souvent comme peu concluants et on insista sur les erreurs de Wegener. Les géophysiciens ont montré notamment qu’il fallait abandonner l’idée conçue par Wegener d’un fond océanique uniformément visqueux, que les forces qu’il invoquait étaient insuffisantes pour provoquer une dérive, et qu’enfin les relevés qui auraient permis une évaluation des déplacements étaient faux.2. La renaissance d’une théorie mobilisteD’une façon générale, la tentative de Wegener pour changer les bases des sciences de la Terre a échoué parce qu’on ne possédait pas alors de données suffisantes sur les fonds océaniques et l’intérieur du globe terrestre, parce que Wegener avait choisi un schéma inexact et parce que les indications qu’il donnait sur les déplacements continentaux étaient imprécises. En 1956, des découvertes de plusieurs ordres vinrent modifier cette situation. Elles portaient essentiellement sur le paléomagnétisme, l’expansion et l’âge récent des fonds océaniques et la sismologie.Paléomagnétisme et expansion océaniqueDès le début du XXe siècle, on avait montré que certaines roches, notamment les basaltes et les grès rouges, conservaient la trace du champ magnétique régnant au moment de leur genèse. Les travaux se développèrent peu à peu et se perfectionnèrent jusqu’en 1956, époque à laquelle plusieurs auteurs purent affirmer, indépendamment les uns des autres, que les données paléomagnétiques en provenance de divers continents montraient de façon formelle les déplacements relatifs de ces derniers.En 1928, Arthur Holmes avait avancé l’hypothèse de l’expansion océanique, mais il fallut une trentaine d’années pour que celle-ci soit définie avec précision, lorsque William Maurice Ewing et Bruce C. Heezen établirent la continuité du système médio-océanique, montrant que la plus grande «chaîne de montagnes» du monde s’étend sur toute la longueur de l’océan Atlantique, à travers l’océan Indien, et du sud de la Nouvelle-Zélande au golfe de Californie (fig. 3). En 1962, Harry H. Hess a exposé en détail le mécanisme de l’expansion, maintenant largement accepté. Selon cet auteur, une montée magmatique du manteau et un système de courants sous-crustaux écartent sans relâche les fonds marins de chaque côté des dorsales médio-océaniques; le long de celles-ci s’épanchent de nouveaux matériaux, tandis que d’autres parties de la lithosphère sont, au contraire, réabsorbées, au même rythme, dans les fosses océaniques et les jeunes chaînes de montagnes. Ces idées s’accordent avec le fait que la croûte continentale, constituée de silicates légers et épaisse d’environ 30 kilomètres, flotte sur le manteau comme une écume. La croûte océanique, plus mince, ne représente que le manteau supérieur sensiblement modifié et peut donc être facilement réengloutie. En revanche, il est difficile de faire passer un continent sous un autre, et la collision des continents stoppe leur progression.En 1963, Frederick J. Vine et Drummond H. Mattews et, d’un autre côté, Lawrence W. Morley et A. Larochelle ont mis au point une méthode très précise de repérage et de datation des mouvements crustaux. Ces auteurs ont utilisé le fait que les inversions du champ magnétique terrestre se sont inscrites dans le fond des océans, à mesure de son déploiement, comme sur une bande magnétique. C’est à Bernard Bruhnes que l’on doit d’avoir découvert le principe de cette horloge naturelle. Il établissait, dès 1906, que le champ magnétique terrestre s’inversait, à quelques centaines de milliers d’années d’intervalle, en disparaissant puis en réapparaissant avec les pôles magnétiques Nord et Sud inversés. Cette échelle chronologique (fig. 4) a été étalonnée avec précision pour plusieurs millions d’années par Allan Cox, Richard R. Doell et G. Brent Dalrymple, et par Ian McDougall et F. H. Chamalaun, qui ont mesuré l’âge et l’aimantation de nombreuses laves continentales récentes. Vine et James R. Heirtzler ont montré qu’une grande partie des fonds marins est zébrée de zones d’anomalie magnétique parallèles à l’axe des dorsales (fig. 3) et que la largeur des bandes successives est proportionnelle à la durée des périodes paléomagnétiques déterminées à partir des laves. Cela s’explique si l’on admet que les fonds océaniques se déploient, de part et d’autre des dorsales, à vitesse constante (fig. 5). La coïncidence est trop parfaite et générale pour être due au hasard, et l’expansion océanique est la seule explication valable jusqu’à présent.Cette thèse a été encore renforcée par la découverte (Neil D. Opdyke), dans des sédiments marins non remaniés prélevés par carottage, d’une faible aimantation normale ou inverse, les rapports des épaisseurs comprises entre deux inversions étant identiques à ceux mis en évidence dans les laves.Si les fonds océaniques sont réellement en expansion, ils doivent être très jeunes près des dorsales et progressivement plus anciens vers les bords des océans. Or, comme l’a souligné John Tuzo Wilson, aux abords des côtes on ne rencontre effectivement, à côté des sédiments récents, que des îles volcaniques anciennes; près des dorsales, en revanche, on ne connaît pas d’îles anciennes, et il faut se rapprocher des bords pour voir l’âge des îles augmenter peu à peu. De même, B. M. Funnell et d’autres chercheurs, étudiant des «carottes», ont découvert que l’âge maximal des sédiments augmente à mesure que l’on s’éloigne des crêtes médio-océaniques. Comme l’ont établi, d’autre part, W. M. Ewing et J. Ewing, l’épaisseur totale des sédiments croît depuis zéro près des dorsales jusqu’à plusieurs kilomètres près des continents.Un autre fait de grande portée est certainement l’ensemble des travaux réalisés par Bryan Isacks, Jack Oliver et Lynn R. Sykes (1968), établissant une relation entre la répartition des séismes selon leur type et l’expansion océanique (fig. 6). Ces auteurs ont montré que l’examen des séismes permet de déterminer le trajet suivi par les panneaux du manteau sous les fosses océaniques jusqu’à des profondeurs de plusieurs centaines de kilomètres (cf. TECTONIQUE DES PLAQUES, fig. 11).Les études sismologiques ont aussi aidé à interpréter l’existence des grandes zones de fracture qui tronçonnent les dorsales de tous les océans. Henry W. Menard en a décrit de nombreuses dans le Pacifique, qu’il a assimilées à de grandes failles. V. Vacquier et son équipe du navire océanographique Pioneer ont montré que, dans ces zones, se produit un décalage des bandes d’anomalie magnétique portant sur plusieurs centaines de kilomètres, ce qui confirme qu’il s’agit bien de failles le long desquelles les fonds océaniques se déplacent. Mais ces auteurs n’expliquent pas pourquoi ces grandes failles recoupent souvent les côtes sans pour autant y produire de perturbations, B. C. Heezen et J. B. Hersey ont relevé d’autres grandes fractures qui traversent l’Atlantique équatorial entre l’Amérique du Sud et l’Afrique, et se manifestent par de grands décrochements de la dorsale médio-atlantique sans affecter les continents (fig. 7); selon l’explication donnée par Wilson et Sykes, on est, dans les zones où la croûte se déploie ou est réabsorbée, en présence d’une nouvelle classe de failles que les géologues n’avaient pas distinguée jusqu’à présent, ne concevant pas que les failles soient de types différents dans une croûte en cours d’évolution (failles «de transformation» ou «de raccord») et dans une croûte statique (fig. 8).Enfin, un argument très récent en faveur de la dérive des continents a été la mesure des mouvements actuels et la découverte de déplacements horizontaux dépassant cent kilomètres d’amplitude, comme sur la faille de San Andreas, en Californie, et sur la «cicatrice nord-anatolienne», en Turquie.Les formes actuelles du débatEn dépit de ces preuves rigoureuses que nous a livrées le fond des océans, et qui donnent vie à une nouvelle conception mobiliste, certains persistent à en contester la valeur et lui opposent des arguments qu’ils pensent être irréfutables.Les uns expliquent les phénomènes géotectoniques par les seuls mouvements verticaux. V. V. Beloussov et d’autres chercheurs soviétiques ont essayé d’expliquer l’âge récent des fonds océaniques par une transformation de la croûte continentale en croûte océanique, mais les détails de ce processus, la «basification», n’ont toujours pas été mis en évidence, alors qu’au contraire d’anciens déplacements des continents semblent bien être prouvés par les données paléomagnétiques. Ceux qui doutent de ces déplacements ont cherché à minimiser l’évidence du paléomagnétisme et ont émis l’idée que la Terre n’a pas toujours eu de champ magnétique dipolaire; mais aucune des mesures effectuées à travers l’Union soviétique ne le confirme.Comme alternative à la dérive des continents, on a proposé enfin l’hypothèse que tout le globe était en expansion, ce qui aurait provoqué la déchirure de la croûte terrestre et l’ouverture des océans. Mais cette thèse se heurte à des obstacles considérables d’ordre astrophysique.Les résultats les plus récents concernant l’imprégnation magnétique des fonds océaniques ont conduit en revanche à une nouvelle version de la dérive continentale: la surface du globe peut se diviser en six grands panneaux, plus quelques autres de moindre importance, chacun d’eux se comportant comme un bloc rigide. Les panneaux les plus vastes peuvent se composer de un ou deux continents et de la croûte océanique qui les entoure. Dans les zones d’expansion, les limites entre deux panneaux sont constituées par les dorsales, et les blocs s’écartent. Dans les zones de réabsorption, les limites sont constituées par des chaînes de montagnes et des arcs insulaires, et les blocs se rapprochent. Le Pichon a utilisé les données géomagnétiques pour déterminer les axes de rotation et les vitesses de mouvement relatif de plusieurs continents et, de là, les places que ceux-ci occupaient jadis, ce que montre la figure 9. Ce fut l’une des meilleures interprétations des résultats paléomagnétiques, conforme aux thèses géologiques antérieures: elle illustre la séparation et le mouvement des continents austraux vers le nord, l’ouverture de l’Atlantique et la fermeture de la Téthys primitive des Alpes à l’Himalaya.Les essais de reconstitution des périodes antérieures à ces événements se heurtent au problème que, du fait de la relative jeunesse des océans actuels, une faible part seulement de ces derniers existait avant le Crétacé. Seuls le paléomagnétisme et la géologie peuvent aider à établir des schémas de dérive antérieurs à cette période. Ceux-ci sont encore très approximatifs, bien qu’on tente déjà des reconstitutions dans certaines régions comme l’Atlantique (fig. 2, 10, 11).La théorie de la dérive continentale est en pleine évolution; elle trouve des adeptes de plus en plus nombreux, revêt de nouvelles formes et permet des reconstitutions de plus en plus achevées. Beaucoup, cependant, reste à faire. Toute la géologie doit être repensée en termes nouveaux. Peu à peu se développe l’idée, imposée par la théorie mobiliste, que la surface de notre planète a connu une alternance de croissances et de rétrécissements des bassins océaniques et que ce «cycle vital» a présidé aux événements géologiques majeurs. Tous les grands systèmes montagneux et les géosynclinaux indiquent l’endroit où d’anciens océans se sont obturés ou sont en voie d’obturation.La reconnaissance de la dérive des continents constitue une révolution scientifique qui bouleverse toute la géologie, lui insufflant plus de vie et de passion qu’elle n’en a connu depuis un siècle.
Encyclopédie Universelle. 2012.